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OPALE VENISE IRISEE - Chapitre 13

13

 

Après avoir dormi, somnolé sur ce toit, peut-être une heure, peut-être deux, Angelina se retourna sur le ventre. Une pointe dans une côte lui fit éprouver une légère douleur qui la réveilla tout à fait. Elle ouvrit les yeux difficilement, eut du mal à faire la mise au point et lorsque sa vue fut plus nette, elle regarda autour d'elle. Elle faisait face à un immeuble où des individus grimpaient de temps à autre par les étages de la façade, en s'agrippant au fer forgé des fenêtres, jusqu'au troisième où les ouvertures étaient dépourvues de barreaux. Elle prit conscience qu'une espèce de panneau de bois était ficelé là en guise d'enseigne, sur lequel une inscription se révélait pratiquement illisible, du toit où elle se trouvait. Elle avait remarqué un immeuble sur sa droite qui pouvait la rapprocher, et soudain curieuse, décida d'aller voir. Lorsqu'elle réussit à déchiffrer l'inscription, son cœur se mit à battre plus vite. Elle le savait !... Elle ne savait pas comment, mais elle savait que c'était là !...

 

Matteo n'en pouvait plus de ne pas savoir ce qui se passait. De ne pas comprendre, surtout ! S'il avait choisi le métier de journaliste, puis accepté ce poste de rédacteur en chef, c'était pour maîtriser l'information, tout type d'information. Le fait de se retrouver dans l'ignorance la plus totale, même depuis à peine une heure, le mettait en rage ! Il fallait qu'il bouge ! Qu'il aille lui-même à la pêche aux infos. Il chargea un proche collaborateur de la responsabilité du service jusqu'à son retour, fit une toilette de chat – qui s'imposait, et s'équipa. De quoi s'alimenter et boire – ce qu'il préleva dans le frigo collectif ; un pull, un imper de sport qui protégerait son sac si le déluge refaisait son apparition ; son appareil photo, son calepin et plusieurs stylos, son portable ( au cas où les relais se remettraient miraculeusement en marche...) ; ses papiers, de l'argent ( même s'il n'était pas sûr que cela lui serve à quelque chose...). Ah ! Son nécessaire de toilette qu'il gardait toujours dans son vestiaire, au bureau... Il bourra le tout en vrac dans un sac-à-dos, le jeta sur une épaule et s'apprêtait à franchir la fenêtre qui servait à la fois d'entrée et de sortie lorsqu'il buta contre un corps étendu à même le sol. Il frissonna presque de dégoût, se pencha pour vérifier si la personne était vivante, sentit le pouls battre faiblement, retourna le corps et découvrit le visage blême d'une très jeune fille. Il fut surpris tout à coup par son aspect familier, mais pris par l'urgence, coupa court à ses interrogations et la gifla une ou deux fois pour qu'elle revienne à elle. Elle ouvrit les yeux, les agrandit de terreur en apercevant un inconnu penché juste au-dessus d'elle, lui rendit une bourrade en rampant à reculons sur les fesses et en lui crachant à la figure : ça va pas, non ?!...

 

Éberlué, l'homme eut lui aussi un vif mouvement de recul, s'apprêta à ouvrir la bouche pour s'expliquer et la remettre à sa place lorsqu'elle lui fit un signe. Elle se mit à balbutier de vagues excuses, d'une voix presque inaudible tout en se relevant avec difficulté, cherchant le mur derrière elle mais ne trouvant que le vide de la fenêtre béante. Il la fixait toujours comme s'il avait vu surgir sous ses yeux un monstre, des eaux glauques de Venise. Il tendit tout de même le bras pour la détourner du vide et l'aider à trouver le mur. Elle lui apprit qu'elle s'appelait Angelina et qu'elle cherchait un reporter photographe, celui qui avait pris des clichés de la catastrophe deux nuits auparavant, elle ne savait pas comment il s'appelait. Elle savait qu'il travaillait ici. Elle avait dit tout cela d'une traite, mais quasiment sotto voce*, comme si elle avait peur, en parlant à haute voix, de réveiller les noyés en bas sous les fenêtres de l'immeuble. Matteo sut tout de suite qu'il s'agissait de Luigi et se demanda comment ce diable de cachottier avait pu la séduire, dans la tenue débraillée et crasseuse où il l'avait vu à l'aube de cette fameuse nuit, mais il ravala ses pensées mesquines. D'ailleurs, ce n'était qu'une môme, et connaissant son complice de toujours, il se doutait bien qu'elle n'était certes pas de taille à rivaliser avec Domitilla, même si celle-ci était devenue depuis peu l'ex-femme de son ami. Cette gamine était habillée en unisexe, par-dessus le marché ! Côté sexy, elle avait du chemin à faire... sans compter son caractère de bête sauvage !

- Qu'est-ce que vous lui voulez, à ce reporter ?

- Ça ne vous regarde pas !

Ils échangèrent un coup d'œil venimeux, mais elle se ravisa presque aussitôt :

- En fait, j'espérais qu'il pourrait m'aider, comme il l'a fait cette nuit-là.

- Ah ?

Le silence se prolongea.

- Il est là ou pas ?

- Non. Et vous n'êtes pas près de le retrouver, à mon avis, parce qu'avec le chaos qui règne en ce moment, personne ne sait où est qui que ce soit, vous pouvez me croire !...

Elle eut l'air un instant désorientée. Il crut bon de préciser :

- Je suis moi-même à la recherche d'un tas de gens, figurez-vous ! Et mon métier, c'est la comm !... Enfin, c'était... parce qu'aujourd'hui, plus rien, vous m'entendez ? Plus rien ne fonctionne !... Nous sommes tous isolés, et nous ne pouvons plus compter que sur les gens qui nous entourent immédiatement. Voulez-vous tenter votre chance auprès de mes autres collaborateurs ?

- Et vous ? Vous partiez ? Vous venez de me dire...

- Ce que je fais ne regarde que moi, comme vous le suggériez vous-même gentiment tout à l'heure...

Elle baissa le menton, rougit en se morigénant mentalement. Pourquoi avait-elle tout le temps besoin de se faire reprendre comme une gamine ?! Elle sentit la colère monter en elle, mais un rire franc la surprit.

- Allez ! Vous en faites pas ! C'était une petite vengeance, pas très honorable, je l'avoue, mais on fait ce qu'on peut, hein ? Surtout par les temps qui courent... Trêve de plaisanterie, vous avez de la famille ici ? Pourquoi recherchez-vous la protection d'un journaliste ? Vous avez des révélations à faire ?...Ou c'est juste la petite personne de Luigi qui vous intéresse ?

Elle rougit une nouvelle fois en entendant la dernière question, elle ne savait quoi répondre à ce feu roulant d'interrogations. Elle lui coula un regard en biais. Vu le ton qu'il employait, ce type-là était jaloux de Luigi, elle en aurait mis sa main à couper ! Enfin, façon de parler, parce que pour l'instant, elle en avait assez de se prendre des coups, au moral comme au physique, de nouvelle rencontre en nouvelle rencontre. Bon d'accord, elle était injuste. Martina ne lui avait donné que de la douceur, elle... La jeune fille aurait été bien incapable de révéler ce qui la reliait à ce journaleux, ce Luigi, mais elle était sûre qu'il était la clé. La clé... Elle s'étonna elle-même de ce mot qui lui venait si naturellement à l'esprit. Elle bafouilla encore une fois. Il lui dit de s'adresser à un de ses collègues, le bureau en était plein. Avant de franchir le rebord, il posa une dernière question :

- Au fait, pourquoi étiez-vous évanouie ? Vous avez peut-être besoin de soins ?...

- J'ai trébuché en passant la fenêtre, et je suis soule de fatigue... C'est tout. Vous pouvez partir sans culpabiliser...

Il hocha la tête, lui jeta un nouveau regard acerbe. En effet, vu son humour mauvais, elle avait l'air d'aller mieux. Il se décida à franchir la fenêtre.

- Attendez !

Il se retourna, déjà prêt à escalader le haut de la façade.

- Dites-moi son nom, s'il-vous-plaît !

- Il ne vous l'a pas dit ?

Elle mentit :

- J'ai oublié. Le choc, vous comprenez... Les derniers événements...

Il hocha la tête. Devait-il lui donner ce nom ou se taire ? Luigi allait lui en vouloir, quelle que soit sa décision, il en était sûr.

- Luigi... Luigi Cogliatti.

- Merci...

Il n'entendit pas sa réponse. Il bondissait déjà sur les toits. Elle se dit que les toits de Venise allaient devenir une véritable avenue, si ça continuait... Une bruyante envolée de pigeons sembla prouver qu'ils partageaient son avis.

 

* sotto voce : à voix basse.

 

08/03/14



08/03/2014
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